Georges Brassens : Les Oiseaux De Passage (0045)

Publié le par Boris Ryczek

Je disais hier que l’adaptation musicale d’un poème était difficile et aboutissait souvent à un résultat décevant. De même que des paroles, sans leur musique, perdent une part importante de leur sens, le texte d’un poème, mis en musique, me semble souvent contraint et mal orienté par les accompagnements qui lui sont accolés. Il y a deux risques : celui de sur-interpréter le texte, avec un pathos inutile ou des énergies déplacées, et celui de le sous-interpréter, en n’utilisant la musique que comme une toile de fond discrète et simplement décorative… Dans ce dernier cas, mieux vaut lire. Même Léo Ferré, à qui l’on doit quelques très belles interprétations d’Aragon, est tombé plus d’une fois dans ce piège : ses mises en musiques de Rimbaud, Verlaine, Apollinaire et surtout Baudelaire, me paraissent souvent un peu ratées.

 

La grande exception est à mon avis Georges Brassens. Il y a d’ailleurs là quelque chose d’assez mystérieux… Son univers a beau être l’un des plus typés et minimalistes de la chanson française, il accueille sans peine des poètes de tous les âges, reculés ou contemporains. Peut-être parce que sa guitare acoustique ne connote aucune époque particulière. Et sans doute parce que son chant, si peu lyrique, laisse parler les mots, sans trop les souligner. En fait, il a la politesse de ne pas moderniser les auteurs qu’il invite dans ses disques. Se faisant, il les place dans une sorte de hors-temps. 

 

Ainsi, ces Oiseaux De Passage imaginés par Jean Richepin au 19ème siècle, gagnent, grâce à la mélodie de Brassens, une atmosphère de ballade médiévale. Ce qui est en soi parfaitement justifié : l’influence majeure du poète n’était autre que François Villon. Et, gravé sur sillon un an après mai 68, son texte en vient à commenter une nouvelle actualité du romantisme, et de la révolte qui l’accompagne. A l’heure où l’évasion et de l’absolu sont devenus des arguments employés par le moindre spécialiste en marketing désireux de vendre son produit, on peut s’interroger sur le potentiel véritablement révolutionnaire de ce courant de pensée, qui n’est sans doute jamais mort. Mais ce texte fait partie de ceux qui restent irrécupérables, un précieux crachat jeté sur la bonne conscience et le soit disant bien être bourgeois.

 

Les Paroles :

 

Ô vie heureuse des bourgeois. Qu'avril bourgeonne
Ou que décembre gèle ils sont fiers et contents.
Ce pigeon est aimé trois jours par sa pigeonne
Ça lui suffit il sait que l'amour n'a qu'un temps.

Ce dindon a toujours béni sa destinée
Et quand vient le moment de mourir il faut voir
Cette jeune oie en pleurs. C'est la que je suis née
Je meurs près de ma mère et j’ai fait mon devoir.

Elle a fait son devoir, c'est à dire que onques
Elle n'eut de souhait impossibles elle n'eut
Aucun rêve de lune, aucun désir de jonque
L'emportant sans rameurs sur un fleuve inconnu.

Et tous sont ainsi faits : vivre la même vie,
Toujours, pour ces gens là, cela n'est point hideux.
Ce canard n'a qu'un bec et n'eut jamais envie
Ou de n'en plus avoir, ou bien d'en avoir deux.

Ils n'ont aucun besoin de baisers sur les lèvres
Et loin des songes vains,  loin des soucis cuisants
Possèdent pour tout cœur un viscère sans fièvre
Un coucou régulier et garanti dix ans.

Ô les gens bien heureux, tout à coup, dans l'espace
Si haut qu'ils semblent aller, lentement, un grand vol
En forme de triangle, arrive, plane et passe.
Où vont ils? Qui sont-ils ? Comme ils sont loin du sol !

Regardez les passer, eux, ce sont les sauvages
Ils vont où leur désir le veut par dessus monts
Et bois et mers et vents et loin des esclavages
L'air qu'ils boivent ferait éclater vos poumons.

Regardez les avant d'atteindre sa chimère
Plus d'un l'aile rompue et du sang plein les yeux
Mourra. Ces pauvres gens ont aussi femme et mère
Et savent les aimer aussi bien que vous, mieux.

Pour choyer cette femme et nourrir cette mère
Ils pouvaient devenir volailles comme vous
Mais ils sont avant tout des fils de la chimère
Des assoiffés d'azur, des poètes, des fous.

Regardez-les vieux coqs, jeune oie édifiante
Rien de vous ne pourra monter aussi haut qu'eux.
Et le peu qui viendra d'eux à vous, c'est leur fiente.
Les bourgeois sont troublés de voir passer les gueux.

 

(Brassens/Richepin, 10, 1969, Philips)


La version de l'album :


Publié dans Mille et une chansons

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